Le printemps réveillait peu-à-peu la terre, le soleil levant enivrant la végétation et la parant de couleurs pastelles, vision idyllique d’un monde pourtant dévasté. Une jeune-femme courrait, fuyant un ennemi qu’elle était la seule à voir et que seul le temps pouvait défaire. Un souvenir. L’amère représentation mentale d’un des pires moments de son existence, quelques minutes paraissant durer des siècles et la malmenant chaque nuit depuis cinq ans. Alicia écrasa les perce-neiges naissant sous ses pieds alors qu’une larme mourrait sur sa joue. Un sanglot monta progressivement du fond de sa poitrine, la prenant à la gorge et la forçant à s’arrêter, l’air lui manquant. A bout de souffle elle se laissa tomber à genoux, ses mains s’enfonçant dans les derniers centimètres de neige couvrant le sol de la clairière dans laquelle elle se trouvait. En face d’elle, une immense bâtisse, fumante de vie se dressait, grisâtre sous les rayons matinaux. La jeune-femme se força à respirer calmement, puisant au plus profond de son être la force de se relever malgré les pleurs qui la faisaient suffoquer.
Elle pensait réussir à enfin oublier cet instant, ce jour terrible où tout ce qu’elle pensait être vrai et beau dans le monde dans lequel elle vivait avait été anéanti par quelques paroles prononcées à l’aveugle dans une salle sombre, froidement occupée. Et pourtant elle se souvenait de chaque détail, chaque petite seconde de la condamnation de sa sœur. Le sol glacé sur lequel elle reposait, à peine consciente, presque sourde aux discours des vampires et aux supplications de Lucian, la rudesse des coups qu’on lui avait porté, la morsure des chaînes sur ses poignets, le désespoir, la douleur puis la rage immense qui l’avait envahit. Elle avait tué par vengeance, par plaisir, quelque chose s’était brisé en elle, irrémédiablement, une frêle enfance explosée et disséminée aux quatre vents. Elle sentait encore l’horrible odeur acre du corps calciné de la femme qui l’avait élevée, entendait toujours les cris inhumains du lycan à ses pieds, sentait, dès qu’elle prenait une épée, le sang ruisseler sur ses bras. Parfois, alors qu’elle se réveillait en pleine journée, haletante et désorientée, elle essayait de retirer toute cette souillure qui ne la quittait jamais, elle frottait ses avant-bras jusqu’à ce que son propre sang les macule, la douleur l’aidait à tenir, à ne pas sombrer dans la folie. Elle parvenait à lui faire prendre conscience que ce qu’elle vivait n’était qu’une réminiscence terrible et non un fait réel survenant alors qu’elle contemplait les sillons rougeâtres disparaître dans le siphon de la cuvette nacrée devant laquelle elle se trouvait.
La forteresse qui l’avait vue grandir n’était plus qu’à quelques mètres. Quelques mètres terribles et infranchissables, elle ne devait pas y entrer ou alors ce serait pour ne plus jamais en ressortir. Un jeune-homme, du haut des remparts, ses yeux gris balayant l’horizon à la recherche d’un espoir chimérique posa son regard sur elle. Alors qu’il esquissait le geste de la rejoindre une main se referma sur son bras, ferme et pourtant douce, protectrice.
« Non, murmura simplement Lucian en relâchant Manuel. Tu ne peux rien pour elle, pas cette fois. »
Il acquiesça à contre cœur, acceptant cependant de laisser le lycan agir. Une sensation désagréable lui revint en mémoire ainsi que des mots tranchants, brisés, désespérés qui résonnaient en lui comme une douce litanie le plongeant jour après jour dans les ténèbres de la culpabilité. Tu n’es même pas là. Le reproche n’était pas voilé, cassant et cruel. Manuel ne se l’était jamais pardonné, il n’avait assisté à la scène qu’aux travers des images floues qu’il percevait de son amie, impuissant face à sa détresse, incapable de l’aider comme il aurait voulu le faire. Un fossé avait commencé à se creuser entre eux à cet instant, elle avait vécu quelque chose qu’il ne pouvait imaginer, ce souvenir lui appartenait à elle-seule et jamais elle ne lui avait partagé cet aspect de ses cauchemars, refusant avec avarice de s’étendre sur le sujet.
Lorsque Lucian rejoignit Alicia, la jeune hybride déposait délicatement un bouquet immaculé sur la pierre grisâtre que le temps avait déjà ternie. A genoux devant la tombe de sa sœur, la fille de Viktor demeurait silencieuse, ses épaules tremblantes indiquaient seules qu’elle pleurait. Le lycan ne posa aucune question, ne cherchant pas de justification à son état, il savait qu’un rien pouvait la faire replonger, comme lui, dans les ténèbres de ses souvenirs. Il s’assit à côté d’elle, étreignit doucement sa main sans la brusquer, ce simple contact lui rappelant avec horreur ce qu’il avait pu lui faire subir suite au décès de Sonja, aveuglé par la haine et dévoré par le chagrin. Il s’était servi de la jeune-fille qu’elle était, négligeant jusqu’à sa propre sensibilité et s’abaissant bien plus bas qu’il n’aurait jamais frémit de le faire. Un sanglot le secoua à son tour, Alicia se rapprocha de lui, collant leurs épaules, laissant sa tête tomber sur celle du lycan. Elle lui avait pardonné depuis des années, comprenait jour après jour les sentiments complexes qui l’assaillaient de toute part, endormait petit-à-petit les images, les enfouissant toujours plus loin dans les limbes de l’oubli. Elles résistaient, mais parfois elle parvenait à chasser le passé suffisamment pour rêver à un avenir que la guerre n’entacherait pas.
« Ce n’est pas de ta faute Lucian, murmura-t-elle en caressant délicatement sa main dans la sienne. »
Il hocha la tête, laissa les tremblements reprendre le contrôle, Alicia ne le jugerait jamais, il le savait. Maintenir le calme apparent devant ses subordonnés devenait de plus en plus compliqué, les souvenirs muselés cherchant à recouvrer leur liberté à chaque instant. Personne ne pouvait comprendre toute la complexité de la situation, elle était la seule à avoir assisté aux mêmes horreurs que lui, la seule à vraiment sentir le poids des songes perpétuels sur ses épaules, dans un sens cela les avait rapproché. Qu’il regrettait.