La neige a disparu ici mais je vais concocter un petit quelque chose.
En spoiler, elle va faire partie de la grande fresque du projet de Leyme, lancé durant le challenge du Manoir.
1843 : Clara
Quelle tristesse était peinte sur le petit visage de Clara !
Accroupie dans la neige, elle regardait les autres jouer. Nous étions à une époque où il était encore naturel d’avoir de la neige une fois par an, et pas qu’un peu, durant la saison hivernale qui était alors rude dans cette campagne isolée. Ce n’était même pas des enfants qui se lançaient des boules de neiges, mais des adultes. Certains patients qui avaient la sympathie des soignants se roulaient follement dans la neige, la faisait couler sous le col de leur manteau ou dans leurs sous-vêtements, testant des sensations de froid et d’humidité. D’autres, plus sage, plus patients, s’étaient attaqués à l’élaboration d’un bonhomme de neige.
Clara, qui avait été la plus jeune patiente de Laime de son vivant, et qui, pour l’instant, conservait ce titre, était morte depuis un peu plus d’un an déjà. Elle aussi, quand elle pouvait encore se saisir de la neige, s’y débattait avec plaisir, la jetant au-dessus d’elle comme provoquant la tempête. Elle aimait les bonhommes de neige, elle s’était d’ailleurs spécialisée en la sculpture de lapin sur glace. C’était ce que disait son père pour plaisanter. Il lui manquait atrocement. Sa maman aussi lui manquait. Mais depuis que Clara était décédée, depuis qu’ils avaient embarqué son petit corps gisant et froid, ils n’étaient plus jamais revenus. Ils étaient partis, disparaissant avec toute vie et tout espoir, sous les yeux incrédules de la petite fille qui regardait ses parents emporter leurs larmes et sa dépouille, s’éloigner d’elle à tout jamais. Depuis un an, elle était plongée dans l’incompréhension de cette scène, dans une tristesse toute particulière. Déjà que, dans les derniers mois de sa vie, elle était atteinte d’un état dépressif car sa maladie l’isolait de tous : de ses amis, de n’importe quel enfant de son âge, de sa famille… Elle ne voyait plus que le personnel de blanc vêtu qui n’étaient là que pour le minimum : l’ausculter, l’étudier, la faire manger et boire. Du reste, bien qu’on la prenne en pitié, elle avait un mal étrange, dont on chuchotait le nom, « épilepsie », comme s’il conjurait du mal. Heureusement, le personnel soignant était du côté de la science, tout comme ses parents, qui avaient bien consciencieusement évité l’Eglise et avait choisi d’amener leur toute petite fille à l’hôpital.
Malheureusement, elle y resta.
Voilà comment Clara s’était retrouvé, ce triste jour de janvier, à regarder les autres jouer dans la neige, sans qu’elle le puisse car elle était désormais immatérielle. Elle avait beau se faire lourde, peser de tout son poids sur un seul pied comme elle avait l’habitude de le faire : la neige n’imprimait pas ses pas, comme si elle flottait ou, pire, comme si elle n’existait pas.
Clara ne cessait de sombrer dans la dépression, jalouse de voir les vivants s’amuser d’un des plus beaux cadeaux de la nature : la neige !
Elle sortit de sa torpeur uniquement pour tomber dans la rage lorsqu’elle entendit, par le vent qui soufflait à travers les couloirs de l’asile, son nom ainsi colporté. C’était Esclarmonde, cette vieille peau qui l’appelait.
Si Clara avait été plus mature, elle aurait été obligée de reconnaître que cette femme l’avait bien aidée à apprivoiser son nouvel état. Elle l’avait aidé à traverser les murs, se faisait institutrice, elles allaient parfois à la bibliothèque pour que la petite fille s’entrainât à lire. Esclarmonde avait consolé ses premiers pleures, l’avait bordé bien que ce fût inutile puisque les morts ne dorment pas, elle lui avait montré les limites du domaine que représentait l’au-delà… Elle avait été une accompagnatrice juste et patiente dans les premiers temps, mais très vite, elle prit son rôle trop au sérieux. Petit à petit, l’ordre que voulait faire régner l’Abbesse dans la mort de sa nouvelle protégée finit par l’étouffer. Esclarmonde insistait pour qu’elle se coucha à heure fixe, ce qui était aussi absurde que ridicule ; Esclarmonde surveillait qu’elle ne jouât dans sa salle de détente qu’aux heures de sorties des résidents vivants et malades… Elle s’amusait en réalité à rythmer la vie de sa nouvelle pupille, comme elle fût habituée et chargée de le faire de son vivant, alors qu’elle était l’Abbesse de Laime et qu’elle était la maîtresse de la vie de nombreuses jeunes filles de bonnes familles de la région. Elle rêvait de voir en Clara une jeune fille chaste, pure, bien élevée et pieuse à l’image de son Anne chérie. Elle rêvait de l’avoir tous les jours à ses côtés, comme une poupée, comme une seconde chance.
Mais cinq siècles séparaient les morts respectives d’Esclarmonde et de Clara, les Lumières avaient imprégnées l’esprit et la société des parents de la jeune fille. Ainsi, cette dernière avait appris à savoir ce qu’elle voulait, à s’écouter. Elle était tout à fait charmante, elle excellait en dessin – de petits lapins –, en lecture et en écriture. Clara était une conteuse née, consciente de ses atouts et de ses beaux yeux. Comme toutes les filles de son âge, elle préparait consciencieusement son entrée dans le monde. Il était dit qu’elle ferait un bon mariage, très respectable, avec un fils d’une famille qui, à l’image de la sienne, mettait plus volontiers leur destin dans la science que dans l’amour de Dieu.
C’est pourquoi, il ne plut pas à ce caractère bouillonnant et avide de vie de se retrouver enfermée, d’abord par une maladie qu’on ne parvenait pas à soigner, puis sous la coupe d’une vieille bonne femme fossilisée qui lui expliquait comment se conduire. Surtout qu’il ne restait plus rien à quoi se raccrocher pour cette pauvre Clara. Elle avait tout perdu, toutes perspectives de futur possible. Elle était déjà condamnée et n’avait pas besoin d’un maton d’autant plus que le costume d’Abbesse à l’ancienne, son visage ridé et figé, et sa drôle de façon de parler, son ton autoritaire, l’irritait et lui faisait même peur parfois.
C’est pourquoi elle employait toute son énergie à fuir la vieille peau qui était en train de l’appeler au loin. Elle avait envie de hurler, et lors d’un précédent accès de rage, elle ne s’était d’ailleurs pas gênée pour le faire. Cela avait eu pour résultat de tout à fait estomaquer Esclarmonde, qui n’avait pas encore trouvé comment répondre à ces colères qui déferlaient comme un incendie dans tout le petit corps de Clara.
« Ah, te voilà Clara.
- FOUS-MOI LA PAIX !
Esclarmonde pris l’air pincé qu’elle prenait généralement dans ce genre de situation, lui permettant de tout à fait cacher son incrédulité. Etait-ce une façon de parler pour une jeune fille ? Elle n’avait pas même eut l’occasion de la lui faire part de la raison de sa présence !
- Je voulais juste te dire que tu pouvais jouer dans la neige, répondit-elle avec un ton, au moins aussi pincé que son air.
A ces mots, Clara bondit sur ses pieds et fit volte-face pour regarder la figure antédiluvienne bien en face.
- Jouer dans la neige ? Ah oui ? Ah ! Ça par exemple ! C’est vrai ! Je n’y avais pas pensé !
Dans sa rage, elle se baissa comme l’aurait fait n’importe quel enfant pour attraper la neige et en envoyer une bonne grosse volée en pleine poire de la personne qui lui faisait face. Bien évidemment, Clara étant désincarnée, cela ne fonctionna pas.
- Alors ? Voilà ! Je joue ! Comme c’est drôle ! constatait-elle, en hurlant de tous ses poumons et de sa petite voix stridente. Esclarmonde songea qu’elle allait affoler toutes les chauves-souris du coin tant elle cria fort. Elle songea également qu’en s’énervant pareillement, en piquant des crises de la sorte, il ne fallait pas s’étonner de voir apparaitre des épisodes épileptiques chez cette enfant.
Mais à nouveau, elle ne dit rien car, elle aussi, commençait à prendre en grippe cette petite énergumène rebelle. De toute sa grandeur et de toute son épaisseur de tissus et de voilages, elle se tint plus droite encore, si cela était possible, leva dédaigneusement son menton et s’avança vers le bonhomme de neige. Du coin de l’œil, elle s’assurait que Clara la visse bien. Elle regarda à sa droite, à sa gauche, puis respira un grand coup, se pinçant l’arête du nez.
- Oh Seigneur, toi qui es si grand, donne-moi la force. Tu sais à quel point cette tâche m’est pénible, souffla-t-elle comme un secret entre elle et le Créateur. »
A nouveau, elle prit une grande inspiration, et Clara commençait à s’impatienter de la scène. Soudain, Esclarmonde plongea - il n’y avait pas d’autres mots - en un patient. Un certain Henri, qui n’avait comme problématique que de paraître simplet. Sans doute une riche famille avait voulu se débarrasser, ou du moins cacher, ce fils qui, à leur sens, ne faisait pas honneur à leur sang. Henri, soudainement, se redressa de toute sa stature, lui qui se tenait toujours un peu penché. D’un pas mécanique, le menton haut, comme s’il jouait à un jeu, à imiter un pantin, s’articula tant bien que mal jusqu’à une brindille qui traînait quelques pas plus loin. Il revint de la même démarche étrange, encore plus étrange que sa démarche habituelle.
Clara, sa curiosité toute en éveil, s’était rapprochée de la scène, se tenant près du bonhomme de neige à peine plus petit qu’elle. Lorsqu’Henri fut à sa hauteur, il paraissait beaucoup plus grand et imposant que d’habitude, et la petite fille sentit comme l’imminence d’un danger. Aussi bien que mal, comme s’il avait trop bu, Henri réussi à planter la brindille, qu’il tenait comme un couteau, au milieu de la figure du bonhomme de neige. Mais le geste avait paru si compliqué, si désarticulé, que la moitié de la neige tomba. Sur le monticule censé représenter le corps, ne restait plus qu’une demi-lune. Alors, la patiente qui œuvrait à la sculpture avec Henri se mit à l’insulter de drôle de noms d’oiseaux qui plurent beaucoup à Clara.
Mais déjà, une infirmière arrivait, et en un instant, Henri était tombé inconscient, gisant dans la neige comme un ange. A ses côtés, Esclarmonde était réapparue. Elle gratifia la petite fantôme d’un regard empli de dédain et dit enfin :
« Dommage. Tant pis. »
Elle reprit son chemin vers l’Abbaye.
Clara resta là pour s’assurer qu’Henri allait s’en sortir. La scène avait paru particulièrement violente à ses yeux d’enfants, si bien qu’elle n’était pas tout à fait certaine de l’avoir bien saisie. Elle lui semblait bien irréelle. Bien que depuis un an, elle ne savait plus ce qui appartenait à la réalité ou ne lui appartenait pas.
Des hommes vinrent brancarder Henri pendant que les infirmières rassemblaient les patients pour les apaiser puis les faire retourner à leurs chambres.
La petite fille ne quitta le chevet d’Henri qu’une fois qu’il reprit ses esprits et qu’elle s’assura, de la bouche-même des médecins, qu’il allait bien, que ce malaise n’était qu’un épisode passager. Le froid peut-être, une hypothermie ?
Seule Clara savait ce qu’il en était, mais elle ne pouvait le partager avec les vivants.
Peut-être qu’un jour je le pourrais, se disait-elle.
Son intuition était juste. Dès ce soir-là, et pour toute la durée de la nuit, et jusqu’à ce que la neige fondit et disparût, elle s’entraîna à l’attraper dans le but, d’un jour, réussir à en faire des lapins de neige.