La voûte sophistiquée composant le plafond du grand conservatoire était piquetée d’étoiles d’un argent lumineux, rendant plus clair qu’une pleine enneigée, le vaste fond bleu nuit sur lequel elles dansaient en chaos ordonné. D’immenses arcades partaient de son sommet pour venir mourir quelques mètres plus bas, sur les flancs de colonnades de marbre ambré, si lisses qu’elles semblaient inondées par les flammes des nombreuses bougies, agencées en bouquets, qui s’y reflétaient lascivement. Le tapis, posé sur le sol comme une pelouse moelleuse, semblait ne connaître aucune fin et était délicatement filé de nervures incandescentes. Des bancs de bois, simples et majestueux, siégeaient de part à d’autre de l’allée centrale, tournant le dos à de nombreux petits salons, nichés dans les renforcements des murs en pierres millénaires. Il y régnait un assourdissant silence, tranché par l’unique couinement des roues d’un fauteuil roulant.
Mark avait tenu à l’accompagner et avait insisté sur ce fait jusque tard dans la nuit. Lucja n’avait eu d’autre choix que d’accepter. Les mois s’étaient écoulés depuis ce concert au grand palais qui avait fait ressurgir les souvenirs oubliés de la jeune-fille et marqué le tournant de sa relation avec Mark. L’unique pièce qui les abritait jusque là avait été abandonnée au profit d’un appartement dans un quartier douteux mais discret et le matelas miteux sur lequel ils avaient toujours dormis avaient cédé sa place à un lit, seul véritablement meuble de leur nouvelle demeure. Mark se frottait encore quotidiennement les yeux, le petit bout de bonheur qu’ils touchaient du doigt ne pouvait être réel après tant d’années de servitude et de terreur. Mais pourtant, chaque matin, alors qu’il soulevait les paupières avant de vivement les refermer, aveuglé par les premiers rayons du soleil, Lucja dormait à ses côtés, les yeux clos, le visage serein, sa peau chaude contre la sienne. Leur premier baiser, maladroit et spontané à l’arrière d’un taxi lui paraissait bien loin, et pourtant il éprouvait encore des difficultés à accepter qu’elle soit avec lui.
L’écho de la respiration saccadée de la jeune-fille se répercuta contre les murs, le tirant de ses songes. Lucja serra fébrilement son instrument contre elle, le premier véritable cadeau qu’il lui ait fait. Le contact du bois, qu’elle caressait au travers de l’étui qu’elle avait entre-ouvert, la rassurait et l’aidait à faire abstraction de la petite foule qui se pressait devant la colossale porte en bois qui les séparaient de l’auditorium. Les musiciens présentaient tous la même majesté et elle se sentait étrangère, vêtue de son jeans et de sa blouse blanche, ses courtes boucles ébènes difficilement disciplinées par une petite lanière et son seul regard d’un argent pur, comme ornement.
«Je n’aurais jamais dû venir, souffla-t-elle à Mark qui pressait tendrement sa main dans les siennes depuis qu’on lui avait recommandé de s’asseoir, l’attente étant longue.
- Tu as raison, répondit-il avec amusement, contre toi, ces pauvres bougres n’ont aucune chance. Ce n’est vraiment pas fair-play de t’être présentée.»
Lucja esquissa un léger sourire. Nul doute qu’elle se serait déjà enfuie si Mark n’avait pas été à ses côtés, trop indisposée par cet environnement étranger dans lequel elle se sentait de trop.
«Sincèrement, murmura-t-elle, qui suis-je pour prétendre avoir la moindre chance?»
Le jeune-homme haussa les épaules, lassé de son discours défaitiste avant de reprendre sa consciencieuse exploration du dos de la main de son amie, effleurant chaque centimètre de sa peau du bout des doigts.
«J’étais peut-être bonne avant, reprit-elle. Si tel était le cas, je n’en ai aucun souvenir. Et... ce n’est pas parce tout me semble si naturel que je vaux vraiment quelque chose. La musique est un art qui demande beaucoup de discipline et je ne crois pas en avoir jamais eue.»
Mark reposa doucement sa main sur son genou et plantant son regard dans celui de la jeune-fille qui tremblait de doute devant lui.
«Ta mémoire ne se souvient peut-être pas, mais ton corps, si. Tu es faite pour ça Lucja. C’est une évidence. Alors cesse un peu de réfléchir et joue.
- Et si j’échoue?
- Alors tu t’entraîneras davantage jusqu’à ce que ta confiance et ta pratique soient suffisantes.
- Cela peut prendre du temps.
- Nous sommes immortels, ce n’est pas cela qui nous manque.
- Parfois, si.
- Ne joue pas sur les mots, garde cette agilité pour le moment où tu devras faire valser ton archer.»
Lucja acquiesça, Mark ne plaisantait plus. Son visage, d’ordinaire si serein était barré d’une expression de mécontentement. Il avait horreur qu’elle doute d’elle-même, plus encore, qu’elle émette la moindre opinion négative sur sa personne. Et pourtant, il n’était certainement pas le plus assuré des deux. Il lui avait fallu du temps pour accepter l’affection que la jeune-fille lui portait, encore plus pour envisager qu’elle puisse souhaiter davantage qu’échanger des banalités avec lui et il ne parvenait pas encore à totalement intégrer qu’elle puisse le désirer. Lui, qui était incapable du moindre pas. Lui, qui la ralentissait dans tous ses mouvements. Lui, qui était constamment dépendant du bon vouloir des autres.
«Mark.»
La voix enrouée d’anxiété de Lucja résonna faiblement à ses oreilles.
«Mark! insista-t-elle devant son manque de réaction et son sourire béat. C’est à moi.»
Le jeune-homme lui lança un regard vertical, sondant chaque partie de son être comme s’il la voyait véritablement pour la première fois, avant de lui tendre son violoncelle qu’elle avait finalement posé contre son fauteuil.
«Je veux que tu m’accompagnes, chuchota-t-elle d’une petite voix, tandis que deux hommes en costume la pressait de les suivre.
- Je ne peux pas, répondit-il avec un sourire désolé, mais je t’attendrai juste derrière la porte. J’entendrai parfaitement ta prestation.
- Je ne suis pas certaine d’y parvenir si...
- Tu n’auras qu’à faire comme si j’étais juste en face de toi, la coupa-t-il en lui caressant la main. Ignore la porte. Tout ira bien.»
Lucja opina, peu rassurée mais désireuse de lui faire confiance. Hésitante, elle se baissa pour se retrouver à sa hauteur, ignorant les soupirs agacés qui sifflaient dans son dos, et caressa sa joue mal rasée avec tendresse. Un dernier regard acheva de la convaincre et elle déposa un baiser furtif sur sa joue avant de suivre les deux hommes, son instrument serré au plus près d’elle.
Mark l’observa marcher avec admiration. Chaque opportunité ouvrant les portes de la paix était à saisir.