Copyrighting

C’est oui ou bien c’est non : la fanfiction est-elle une contrefaçon ?


Nous sommes des malfrats. Nous risquons trois ans d’emprisonnement et jusqu’à 300 000 euros d’amende pour contrefaçon[1]. J’espère que nous serons voisines de cellules ! Car notre passion est illégale : écrire de la fanfiction fait de nous des rebelles de la loi.

Petite histoire de la fanfiction

La fanfiction est vieille. Elle existait bien avant nous, bien avant Star Trek et était même monnaie courante fut un temps.

Fanfiction antique - Phèdre de Jean Racine

Remontant à l’Antiquité où Virgile reprenait Homère, la fanfiction était perçue comme un hommage. La reprise et la transformation d’œuvre préexistante servant à en créer une autre était un fait complètement admis. Racine, quand il écrit Phèdre, Corneille, quand il écrit Œdipe, les scénaristes des films Marvel, lorsqu’ils reprennent plus ou moins librement les bandes-dessinées, les covers de chansons… Tous sont des auteurs de fanfictions en ce que ces œuvres sont des réécritures ou des reprises.

Ce qui a donné une nouvelle ampleur à la fanfiction c’est, Internet. Courant jugé marginal dans les années 90, la fanfiction se fait peu à peu un nom dans le milieu littéraire jusqu’à devenir un genre. Meg Cabot, Rainbow Rowell, Holly Black, Cassandra Clare, Cordelia, Christelle Dabos… Toutes ont écrit de la fanfiction et sont des autrices ayant franchi cette frontière entre “autrice publiée” et “autrice de fanfictions” (si tant est qu’il y ait une différence à faire – débat que je réserve pour une autre réflexion).

Aujourd’hui, les fanfictions sont devenues des biens de consommation au même titre que les romans, les films et autres divertissements. Néanmoins, elles demeurent gratuites et directement accessibles pour les lecteurs. Les sites de publication de fanfictions fleurissent comme des pâquerettes. Les communautés de fans n’ont jamais été aussi dynamiques : la fanfiction vit une luxuriante et belle époque.

Comment le droit appréhende la fanfiction

La propriété intellectuelle

Avant toute chose, un petit cours de droit de la propriété intellectuelle s’impose. Ne prenez pas peur : ce sera simple, rapide et indolore ! La propriété littéraire et artistique, seconde composante de la propriété intellectuelle[2], régit le droit d’auteur. Une œuvre est protégée par le droit d’auteur à la seule condition qu’elle soit originale[3]. Non pas en ce qu’elle doit être farfelue ou sortir de l’ordinaire, mais en ce qu’elle doit émaner de l’auteur. Une formule jurisprudentielle a ainsi pour habitude de dire que l’œuvre doit « être empreinte de la personnalité de son auteur »[4]. C’est beau, n’est-ce pas ?

Comment savoir si son œuvre est protégée par un droit d’auteur ? On ne peut pas. Enfin, si, on le peut : l’originalité d’une œuvre s’apprécie par le juge. Donc, on ne peut avoir la certitude de l’existence de son droit d’auteur qu’à l’occasion d’un procès. Super pratique, non ? Le trouble juridique est une grande amie du droit de la propriété intellectuelle… Autant vous prévenir tout de suite : son lien avec la fanfiction est encore plus fort !

Ensuite, le droit d’auteur offre à son titulaire deux sortes de droits : les droits patrimoniaux (comprenant le droit de reproduction[5] et le droit de représentation[6]) et les droits moraux[7]

mohammed_hassan | Pixabay

Droits patrimoniaux, droits moraux

Les droits patrimoniaux permettent à l’auteur d’encadrer la communication de son œuvre au public. Ils permettent aussi la fixation matérielle, mais surtout, d’en tirer une rémunération. Ces droits sont cessibles : ce sont eux, que l’auteur d’une œuvre littéraire cède à une maison d’édition. Ils lui confèrent dès lors un monopole d’exploitation qui ne connaît que de rares exceptions, toutes listées. Ces droits patrimoniaux sont prescriptibles : ils s’éteignent soixante dix ans après la mort de l’auteur de l’œuvre.

Les droits moraux, quant à eux, protègent les intérêts non-économiques de l’auteur. C’est un droit très, très, très cher au droit français. Contrairement aux anglo-saxons, nous avons une vision assez romantique du droit d’auteur. L’œuvre étant le reflet de la personnalité de son auteur, un lien très fort subsiste entre eux. Ces droits ne sont pas cessibles et ne se prescrivent pas. Ils sont éternels et survivent à l’auteur. Grâce à eux, l’auteur a le pouvoir de rendre son œuvre publique ou non. Il a le droit de voir son nom apposé sur son œuvre. Le droit au respect de l’intégrité de celle-ci, pour ne pas la voir dénaturée. Il a aussi un droit de retrait et de modification de son œuvre, d’en faire cesser la diffusion à tout moment sans justification.

Voilà. Je viens de vous résumer un semestre de cours de droit. Je vous promets que c’était plus simple, rapide et indolore pour vous que ça ne l’a été pour moi !

La fanfiction et l’originalité

La fanfiction se définit juridiquement comme étant « une œuvre littéraire écrite par les amateurs d’une œuvre initiale (canonique) et qui reprend certains éléments caractéristiques de cette œuvre de base, tels des personnages, scènes, lieux, intrigues, etc., en les altérant plus ou moins fortement [8]».

Par ailleurs, d’autres types de créations de fans telles que les œuvres picturales (fanarts), les productions audiovisuelles, les jeux vidéo, les bandes dessinées, les chansons, les musiques, etc. relèvent d’une problématique similaire. La liste pourrait s’étendre à l’infini. La fanfiction est une œuvre de l’esprit[9], ce qui est largement admis en droit. Mais peut-on dire qu’elle est originale dès lors qu’elle n’émane pas uniquement de son auteur, qui reprend les éléments d’une œuvre préexistante ?

Si elle devait avoir un statut juridique officiel, la fanfiction serait une œuvre composite (article L113-2 du Code la propriété intellectuelle). “Est dite composite l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière”. En français, dans le texte, il s’agit donc d’une création seconde dérivée d’une œuvre première. Les œuvres transformatives en tant que telles sont déjà sujettes à débats dans le domaine du droit. La notion nécessaire ici est celle d’emprunt qui nous accompagnera tout du long de cette réflexion.

Entre respect de l’œuvre première et liberté d’expression…

Ce sujet aura fait couler beaucoup d’encre. Et personne n’est d’accord. Il est complexe et appelle à pléthores de réflexions sans réelles réponses. Juridiquement, la fanfiction est source d’interrogations. Plusieurs facteurs posent question : n’est-il pas injuste qu’un auteur perde la mainmise sur son œuvre ? La fanfiction, oeuvre composite, peut-elle prendre le pas sur l’œuvre d’origine ? Quid des droits d’auteur de l’auteur de l’œuvre d’origine ?

Les fanfictions questionnent les rapports entre l’auteur, l’œuvre et leur public. Elles nous amènent à penser différemment les notions d’originalité, chère et nécessaire à l’application du droit d’auteur, d’inspiration, d’hommage… Bref, la fanfiction fait faire des nœuds aux cerveaux des juristes. Ils tentent de répondre tant bien que mal à cette question cruciale que nous nous posons tous : va-t-on aller en prison ?

Je risque de vous décevoir en répondant : « ça dépend ». Cependant, je vais tenter de vous faire un petit tour d’horizon de la relation entre la fanfiction et le droit.

guvo59 | Pixabay

Les droits moraux et la fanfiction

Le premier « risque » de la fanfiction pour l’auteur de l’œuvre dont elle s’inspire, réside dans la dénaturation de celle-ci. C’est ici, peut-être, le point le plus épineux et le danger le plus direct pour les auteurs de fanfictions. Porter atteinte aux droits moraux de l’auteur. Pour rappel, ils sont imprescriptibles et incessibles. Ce sont les super-droits de la propriété intellectuelle – la baguette de sureau du droit.

Interdiction de porter atteinte à l’intégrité de l’oeuvre

Or, c’est dans la nature même de la fanfiction de porter atteinte à l’intégrité d’une œuvre. Elle s’attache à explorer des zones d’ombre de l’œuvre première ; ou à créer un tout autre univers en ne reprenant parfois que les personnages ; ou en faisant revivre ces derniers, en changeant leur psychologie ; en ajoutant une dimension sexuelle, des contextes plus violents, plus forts…

L’une de mes citations favorites énonce en ce sens à propos de la fanfiction que “comme on est hors marché, il n’y a pas de producteur et pas d’éditeur, ce qui compte avant tout c’est le principe de plaisir (…), c’est cette liberté qui peut contribuer à changer la culture dans laquelle nous vivons.[10]. Les possibilités en fanfiction sont infinies. Elle sont toutes susceptibles d’être d’immenses coups de marteaux aux droits moraux de l’œuvre première.

Une fanfiction tirée des Misérables

COuverture du roman Marius ou le fugitif, suite des Misérables

L’une des affaires[11] les plus instructives en la matière, concerne les Misérables, de Victor Hugo. Certainement frustré par quelques éléments de l’œuvre, un auteur fait de Marius un libertin à la sexualité très libérée. Il a aussi ressuscité Javert qui semble seulement avoir pris un petit bain dans la Seine…

François Cérésa, journaliste a écrit deux romans (Cosette ou le temps des illusions  et  Marius ou le fugitif ) présentés comme une suite des Misérables. Un héritier de Victor Hugo, Pierre Hugo, a alors saisi le Tribunal de grande instance de Paris pour l’atteinte portée au respect de l’œuvre de son ancêtre. Il a demande à l’éditeur Plon 4,5 millions de francs (686.020,57 €) en réparation de son préjudice, l’arrêt de l’exploitation des ouvrages en cause et la publication de la décision dans trois journaux.

Le Tribunal de grande instance[12] écarte l’ensemble de ces demandes sans se prononcer au fond, déclarant irrecevable l’action de Pierre Hugo. La Cour d’appel[13], au contraire, accueille l’action et dit qu’en éditant et en publiant les deux ouvrages litigieux et en les présentant comme des suites des Misérables, l’éditeur a porté atteinte au droit moral de Victor Hugo sur cette œuvre. Elle affirme qu’« aucune suite ne saurait être donnée à une œuvre telle que Les Misérables, à jamais achevée ».

La Cour de cassation[14], au visa des articles L. 121-1 et L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) et de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH[15]), casse cet arrêt et retient que « la suite d’une œuvre littéraire se rattache au droit d’adaptation ; que sous réserve du respect du droit au nom et à l’intégrité de l’œuvre adaptée, la liberté de création s’oppose à ce que l’auteur de l’œuvre ou ses héritiers interdisent qu’une suite lui soit donnée à l’expiration du monopole d’exploitation dont ils ont bénéficié ».

L’auteur ne peut interdire les suites à son oeuvre

En résumer, c’est une excellente nouvelle pour nous, on va peut-être échapper à la prison, finalement ! Plus sérieusement, que peut-on retenir de cet arrêt ?

Même s’il se fonde sur les attributs du droit moral, un auteur ne peut pas interdire le fait que son œuvre fasse l’objet d’une adaptation ou d’une suite du même genre (« le respect dû à l’œuvre ne s’étend pas à celui de la structure narrative, artistique et intellectuelle du récit, ni à celui de ses personnages et de leur caractère »[16]).

Ainsi,  « la liberté de création nous confère la faculté de s’essayer à concevoir et à formaliser une suite, une fois l’œuvre tombée dans le domaine public ». La liberté de création (liberté protégée par la CEDH) prévaut donc, qu’importe la  « qualité » de l’œuvre. J’y vois une autorisation ouverte à la fanfiction. Enfin, quand l’œuvre est tombée dans le domaine public.

Dommage. On y était presque… Mais c’est déjà un début. S’agissant par exemple de la reprise des personnages dans une œuvre nouvelle, la situation aurait certainement été différente si le roman d’Hugo n’avait pas appartenu au domaine public.

En effet, il a déjà été admis que les personnages puissent constituer une œuvre en eux-mêmes, indépendamment du récit[17]. Mais dans ce cas, l’atteinte aurait été portée au niveau des droits patrimoniaux de l’auteur… 

Le respect de la volonté de l’auteur

Dans cette affaire, ce qui est encourageant pour les auteurices de fanfictions, c’est que les juges ont pris en considération la position de Victor Hugo sur le droit d’auteur. Il est habituel de rechercher l’intention de l’auteur, la position qui aurait été la sienne de son vivant. La Cour de cassation a ainsi clairement admis dans une autre affaire que « le droit moral n’est pas absolu et doit s’exercer au service de l’œuvre en accord avec la personnalité de l’auteur telle que révélée et exprimée de son vivant »[18]. Dès lors, c’est la volonté de l’auteur, à supposer qu’il l’ait exprimée, que l’on cherche à respecter.

Victor Hugo et le droit d’auteur

Et Victor Hugo… n’était pas un très grand fan du droit d’auteur. Il a ainsi pu écrire : « Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable illimité (…). Mais dès que l’œuvre est publiée, l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public ; société. (…) Une fois l’auteur mort… je déclare que s’il me fallait choisir entre le droit de l’écrivain et le droit du domaine public, je choisirais le droit du domaine public. (…) L’écrivain en tant qu’écrivain n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue [19]».

Coup dur pour Pierre Hugo. L’argument reste cependant faible, quand on sait que Victor Hugo avait aussi déclaré :

Photo portrait de Victor Hugo

« (…) l’auteur ne comprendrait pas qu’on ajoutât après coup des développements nouveaux à un ouvrage de ce genre (…). Un roman selon lui naît d’une façon en quelque sorte nécessaire, avec tous ses chapitres ; un drame naît avec toutes ses scènes (…). La greffe et la soudure prennent mal sur des œuvres de cette nature qui doivent jaillir d’un seul jet et rester telles qu’elles (…). Voici donc maintenant son œuvre entière, telle qu’il l’a rêvée, telle qu’il l’a faite, bonne ou mauvaise, durable ou fragile, mais telle qu’il la veut. »[20]
Un peu girouette ce Victor Hugo !

De nombreux auteurices se sont prononcés en faveur de la fanfiction et vont jusqu’à l’encourager. Bon point pour nous ! Mais qu’en est-il des fanfictions portant sur l’œuvre de G.R.R Martin, qui s’est fermement opposé aux fanfictions ? Je n’ai pas la réponse car cela relève du copyright américain et non du droit de la propriété intellectuelle.

La doctrine s’est penchée sur cette question concernant les œuvres ne relevant pas du domaine public. Pour de nombreux auteurices, ce sont les notions d’intention de nuire ou de «lois du genre», qui permettent de trouver un équilibre entre les droits personnels du premier auteur et la liberté de création du second. À défaut d’avoir une nouvelle affaire sur la question, nous restons dans le flou. Cependant, je pense que c’est une doctrine que retiendrait volontiers un juge en cas de récidive.

Les droits patrimoniaux et la fanfiction

Au début des années 90, l’autrice de science-fiction Marion Zimmer Bradley, s’étant toujours prononcée très favorablement envers la fanfiction, prétendait avoir été empêchée de publier un roman qui présentait de fortes similitudes avec une fanfiction reprenant son univers et publiée précédemment[21]. Je ne m’attarderai pas davantage sur cette affaire qui relève du copyright et non du droit de la propriété intellectuelle français. C’est un exemple qui illustre néanmoins mon propos : les fanfictions peuvent directement entrer en concurrence avec l’exploitation de l’œuvre première.

Plusieurs autres affaires vont dans ce sens. L’encyclopédie Potter Lexicon, un site internet, a été interdite à la suite d’un procès opposant ses créateurs à J.K. Rowling et les ayants-droits[22]. Alors que J.K. Rowling elle-même avait encensé cette encyclopédie, la déclarant comme étant « la meilleure »…  Je songe également à ce moyen-métrage sur les origines de Voldemort, dont on a tout d’abord interdit la diffusion. Puis on a rendu possible le visionnage sous condition d’un accès gratuit à l’œuvre (assez inutile, sachant que la vidéo a généré beaucoup de vues et sûrement beaucoup de revenus publicitaires malgré tout).

Les exceptions au droit d’auteur

En droit français, les exceptions aux droits patrimoniaux figurent à l’article L122-5 du CPI. C’est une liste exhaustive, fermée et aucune autre exception ne sera admise en-dehors de celles-ci. Nous retrouvons parmi elle : la parodie, la courte citation, l’exception de pédagogie… Elles permettent d’exploiter, de reproduire l’œuvre sans l’autorisation de son auteur. Et j’ai l’immense regret de vous dire que là aussi, rien ne nous apportera la certitude que nous ne finirons pas nos jours en prison. Aucune de ces exceptions ne concerne de près ou de loin la fanfiction. L’exception de parodie pourrait dans certains cas s’appliquer pour les fanfictions humoristiques.

En-dehors de ces exceptions, toute diffusion non-autorisée de l’œuvre constitue une contrefaçon. Peu importe le caractère amateur de la création ou même l’absence de recherche de profit, la contrefaçon y est indifférente. Les fanfictions sont illégales. C’est officiel. Je l’ai dit.

Et pourtant… Notre liberté de création ne pourrait-elle pas nous sauver encore une fois ?

Liberté d’expression à la rescousse

La contrefaçon s’apprécie par les ressemblances entre l’œuvre présumée contrefactrice et l’œuvre présumée contrefaite. Une question peut se poser quant à savoir si une œuvre inspirée d’une autre préexistante, reprenant quelques éléments narratifs (je pense notamment aux UA), et donc des fanfictions s’éloignant véritablement de l’œuvre d’origine, pourraient constituer des contrefaçons… Toutes deux originales, elles seraient protégées par le droit d’auteur de la même manière.

Concernant la saga Twilight

Couverture de Twilight Tome 1, roman de Stephanie Meyer

Séverine Dupuy-Busson, Docteure en droit donne un exemple concret : “Appliquons un tel raisonnement à la notion de « fanfiction ».

“Appliquons un tel raisonnement à la notion de « fanfiction ». Prenons le cas Twilight/Cinquante nuances de Grey  : quels éléments constituent l’originalité de chacun de ces romans ? S’agissant de Twilight, on peut considérer que c’est l’univers peuplé de vampires et de loups-garous « enrobant » une histoire d’amour romantique entre deux adolescents. Pour Cinquante nuances de Grey, c’est d’abord le goût du héros pour des relations sadomasochistes.

À première vue, on peut considérer que les deux univers sont éloignés l’un de l’autre. Il n’est nullement question de vampires dans l’univers de Cinquante nuances de Grey ou de bondage dans Twilight ![23].

La contrefaçon d’Autant en emporte le vent

Voici affaire est particulièrement édifiante sur la question. Régine Deforges, autrice de La bicyclette bleue a toujours assumé et même revendiqué s’être inspirée de l’œuvre et de la trame scénaristique de Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent. Les héritiers de Margaret Mitchell soutenaient que les trois tomes du roman de Régine Deforges, publiés entre 1982 et 1985, étaient une contrefaçon d’Autant en emporte le vent.

C’est le début d’une longue et haletante saga judiciaire. Le tribunal de grande instance de Paris a accueilli la demande des ayants-droits de Margaret Mitchell le 6 décembre 1989 après une étude comparative approfondie des deux œuvres. Le juge de première instance a démêlé les idées banales, non protégeables et appropriables par le droit d’auteur du fait de leur absence d’originalité. L’étude de 80 pages a déclaré les ayants-droits de Mitchell bien fondés en leur demande de contrefaçon.

Mais la cour d’appel de Paris, le 21 novembre 1990, s’est prononcée en défaveur des ayants-droits de Mitchell. Elle a estimé que Régine Deforges a créé une « œuvre personnelle et originale » et a « rebattu » le thème (…) d’une jeune fille qui « se jette à la tête » d’un garçon qui lui en préfère une autre alors qu’elle est elle-même l’amour d’un homme plus âgé ; que ses emprunts à l’œuvre de Margaret Mitchell procédaient d’une « volonté ludique » ; qu’aucun des personnages de La bicyclette bleue ne présentait d’analogie significative avec ceux d’Autant en emporte le vent ; et que la contrefaçon devait être écartée. La conception générale, l’esprit des deux œuvres et leur style étant, comme l’évolution de leur action, fondamentalement différents ».

La Cour de cassation casse cet arrêté, le jugeant insuffisamment motivé, le 4 février 1992. La cour d’appel de Versailles se voit confier le soin de rejuger l’affaire. Le 15 décembre 1993, la cour de Versailles a rejeté l’idée de contrefaçon. Elle a en effet considéré que les personnages de chaque roman avaient chacun un statut original et un rôle original.  

GDJ | Pixabay

Le libre parcours des idées, non protégées par le droit d’auteur

Les idées sont de libre parcours[24]. Dès lors, elles sont des sources d’inspiration sans qu’un auteur ne risque de passer pour un contrefacteur. A défaut d’être accusé de plagiat – qui n’a aucune existence juridique ! La difficulté reste majeure : comment déterminer la limite entre l’emprunt licite et l’emprunt illicite qui constituera une contrefaçon ? « Impossible », vous répondront grand nombre de juristes. Il faudra toujours raisonner in conrecto, selon les cas qui se présenteront. Les juges, en matière de contrefaçon, reconnaissent souvent « l’emprunt banal » pour écarter toute contrefaçon.

Qu’est-ce qu’une oeuvre originale ?

Donc, ce qui fonde l’originalité d’une œuvre, c’est avant tout le style personnel de l’auteur pour les œuvres littéraires. Il est tout à fait possible de s’inspirer d’une œuvre pour en créer une autre, et qu’elles soient toutes deux originales. La liberté de création est, elle aussi, importante.

Ainsi, les ressemblances entre les personnages, leurs caractéristiques, ne sont que des éléments secondaires. Il reste tout à fait possible qu’un auteur poursuive un jour un auteur de fanfiction reprenant son œuvre. Le tout sera pour le juge de déterminer si les éléments repris sont banals ou non. Ne pas protéger certains « tropes », certains traits de personnalité relève d’un enjeu majeur : celui de la liberté d’expression et de création. Tout protéger au titre du droit d’auteur, admettre facilement que quelques similitudes entre deux œuvres seraient un acte de contrefaçon, nous priverait de ces deux droits essentiels et ne serait un point d’ancrage considérable à la censure.

Les tropes ne sont la propriété de personne

Alors non, l’omegaverse[25] ne peut pas être protégé par un droit d’auteur. Tout le monde peut écrire un bon vieux ennemies to lovers, un coffee shop AU, une fake dating, ou presumed dead fanfictions. Ces ressorts scénaristiques ne sont pas appropriables par le droit de la propriété intellectuelle en tant que tels.

Il est certain que tant qu’on aura soulevé aucune affaire de contrefaçon impliquant un auteur de fanfiction devant la juridiction française, le voile ne se lèvera pas. Seule certitude : la contrefaçon s’appréciant selon les ressemblances, banales et de libre parcours, ou originales et protégées par le droit d’auteur, ce sera du cas par cas. On ne pourra jamais aboutir sur une règle générale permettant de trancher tous les cas d’espèce. L’incertitude juridique demeurera sur la question…

L’équilibre entre le droit d’auteur et la liberté de création

N’y aurait-il pas un moyen de pallier à cette insécurité juridique ? Je pense que si. Un équilibre, autre que juridique, a déjà été trouvé. C’est par exemple le cas de la BBC avec la série Doctor Who. La chaîne met en effet à disposition des auteurs de fanfictions, des guides, des conseils de rédaction. Elle propose même de retenir certaines fanfictions et autres œuvres pour les intégrer au canon.

Daniel_B_photos | Pixabay

Le release form, une solution ?

La pop culture s’adapte à l’espace numérique. D’autres auteurs avaient mis en place fût un temps, des release form,[26] des documents juridiques diffusés sur des sites internet et devant être complétés par les fans souhaitant écrire de la fanfiction sur leurs univers. Parfois contraignants (interdiction de contenus offensants par exemple), ils ont été abandonnés.

Cependant, l’idée n’était pas mauvaise. C’est un concept qu’a même repris la société Amazon à travers le service Kindle Worlds [27]qui n’aura finalement jamais vu le jour…[28] Via ce service, les utilisateurs pouvaient publier leurs fanfictions sur une plateforme dédiée. On aurait partagé les revenus générés entre les ayants-droits de l’œuvre première et l’auteur de la fanfiction. La communauté des auteurs de fanfictions l’on beaucoup critiqué. Ils voyaient d’un mauvais œil le fait de tirer un quelconque bénéfice économique des fanfictions, arguant que ce concept allait à l’encontre de toutes ses valeurs (gratuité et liberté de création). Néanmoins, le fait de passer un contrat entre l’auteur originel et l’auteur de fanfiction est une piste intéressante selon moi.

Et si on changeait la loi ?

La solution en laquelle je crois le plus réside dans un changement législatif. Le système d’exception qui fait loi actuellement dans l’Union européenne est très fermé et rigide. Un système plus souple, à l’image du fair use états-uniens, serait un moyen de faire entrer la fanfiction dans la légalité.

Le fair use

Le fair use (soit usage loyal) se définit comme étant « l’exception principale [du droit d’auteur américain] par laquelle les droits exclusifs d’auteur sont limités (…). Lorsque l’utilisation d’une œuvre est a priori contrefaisante, le fait qu’elle soit constitutive d’un fair use exclut la contrefaçon. ». Ainsi, les juges prennent en compte quatre critères pour déterminer si l’utilisation d’une œuvre constitue un usage loyal ou non.

  1. Objectif et la nature de l’utilisation : l’œuvre est-elle utilisée à des fins pédagogiques, parodiques, autre ou à des fins économiques ou commerciales ?
  2. Nature de l’œuvre protégée,
  3. Quantité et la valeur informative de la partie utilisée en rapport à l’ensemble de l’œuvre protégée : est-ce un extrait court ? Une citation 
  4. Conséquences de cette utilisation sur le marché potentiel ou sur la valeur de l’œuvre protégée.

La question d’instaurer un fair use à la française (ou à l’européenne) ne séduit pas tellement. Notons que quelques timides pas ont été faits en ce sens. Les juges de l’Union européenne encouragent la « balance des intérêts[29] » : la liberté d’expression et le droit d’auteur s’affrontent et aucun droit ne doit pouvoir primer sur l’autre sans analyse in concreto.

mohammed_hassan | Pixabay

Le triple test dans le droit européen

On retrouve en droit de l’Union Européenne un balbutiement de fair use avec « le triple test ». L’origine du triple test remonte à la Conférence de Stockholm de 1967, qui dans son article 9.2 énonce qu’« est réservée aux législations des pays de l’Union, la faculté de permettre la reproduction desdites œuvres dans certains cas spéciaux [1re étape], pourvu qu’une telle reproduction ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre [2e étape] ni ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur [3e étape] ».

C’est une approche, qui sans la première condition, pourrait concerner les fanfictions. Elles ne portent aucune atteinte à l’exploitation de l’œuvre première (si elles restent sur des sites internet et restes gratuites d’acces) et ne causent a priori aucun préjudice à l’auteur originel. Mais le législateur reste frileux. Très frileux.

Pourquoi ne pas consacrer un « vrai fair use » ? Par peur de la grande insécurité juridique qu’elle créerait pour les auteurs. Si les exceptions au monopole d’exploitation ne sont plus listées dans une liste fermée, comment garder le contrôle sur les œuvres ? Le triple test effraie les juristes. Christophe Caron écrit « ce test des trois étapes constituera une petite révolution dans le monde des exceptions au droit d’auteur, ou plus rien ne sera désormais acquis ».

Mais il reste selon moi la solution la plus juste pour que coexistent les intérêts de l’auteur et du public. Cela pourrait fonctionner, comme l’atteste l’exception d’utilisation équitable du droit canadien. Celui-ci invite le juge à vérifier que l’utilisation de l’exception est équitable. Le triple test présenterait alors quelques avantages, comme l’énonce le professeur Christophe Alleaume : « Il pourrait être utile à l’acceptation sociale des droits d’auteur et pourrait contribuer au rapprochement (et à l’harmonisation) des législations et des jurisprudences européenne et nord-américaine. »

Bannière HPFanfiction © HPF

La fanfiction est-elle une contrefaçon ?

L’équilibre n’est pas simple à trouver. Un système trop souple serait une porte ouverte aux plagiats et aux contrefaçons en tout genre. Il ne permettrait plus à aucun auteur de vivre de son écriture ou de son art. Un système trop fermé, au contraire, amène à la censure. Si notre système n’est pas parfait, selon moi, cela n’a rien d’effrayant ou de dramatique : la fanfiction a trouvé des outils de régulation seule. Elle s’est fait une place, et je doute qu’un auteur s’aventure à l’avenir dans des poursuites judiciaires contre un fan, au risque de fâcher une grande partie de sa communauté… Pourtant, la fanfiction mérite sa propre exception. Elle mérite d’être protégée au titre du droit d’auteur.

Alors, à la question « c’est oui, ou bien c’est non ? La fanfiction est-elle une contrefaçon ? », je vous répondrai que ça dépend. Parfois, peut-être, on ne sait pas vraiment… Les créations artistiques sur Internet sont un enjeu majeur de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur. Internet est un espace sans frontière, où l’art, la culture, les informations et les biens circulent vite et partout. Il est presque impossible pour un auteur d’avoir le contrôle de son œuvre dans un tel espace. La fanfiction illustre cela parfaitement et porte la liberté de création et la liberté d’expression, qui entrent souvent en conflit avec le droit d’auteur.

Qu’elle soit légale ou non, il est certain que le droit, s’il veut un jour prétendre encadrer la fanfiction, devra s’adapter et se renouveler.

Merci à Violety, Verowyn et MelHP7 pour leurs relectures, leurs corrections et la mise en page.


[1]          Article L335-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[2]          La première composante étant la propriété industrielle, dont nous ne traiterons pas ici.

[3]          Article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle (CPI).

[4]          Cass. Ass plén, 7 mars 1986. Pachot, pourvoi n° 83-10477.

[5]          Article L.122-3 CPI.

[6]          Article L.122-2 du CPI.

[7]          Alinéa 1, article L.121-1 et article L.121-2 CPI.

[8]            Nicolas Bronzo, maître de conférence à l’Université d’Aix-Marseille, « Entre tolérance et liberté de création : une petite histoire des fanfictions et du droit d’auteur ». Actes de colloque n°49, IRPI.

[9]          Soit une œuvre de l’esprit, une création intellectuelle concrétisée dans une forme sensible. Elle est donc protégeable par le droit d’auteur, si tant est qu’elle soit originale.

[10]         C. Richard, Marre des héros blancs, mâles, hétéros ? Comment la fanfiction change la culture : Nouvel observateur, 24 mai 2016 : www.nouvelobs.com

[11]         Cass. civ. 1re, 30 janvier 2007, P. Hugo, RG n°04-15.543.

[12]         TGI Paris, 12 septembre 2001.

[13]         CA Paris, 4ème ch., sect. A, 31 mars 2004, n° 2003/06582.

[14]         Cass. civ. 1, 30 janvier 2007, Société Plon, n° 04-15.543.

[15]         Elle a pour but de protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales (comme la liberté d’expression, le droit à un procès équitable, la liberté de religion…) en permettant un contrôle judiciaire du respect de ces droits individuels.

[16]         voir en ce sens l’arrêt précité.

[17]         Cass. 1ère civ., 2 déc. 1997 : RIDA 1998, n° 176, p. 409

[18]         Cass.1ère civ., 24 oct. 2000 : D. 2001, jurispr. P. 918, note C. Caron ; RTDcom 2001, p. 94, obs. A. Françon.

[19]         Propos que l’on peut retrouver dans l’arrêt de la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 31 mars 2004

[20]         Cour d’appel de Paris dans son arrêt du 31 mars 2004 et dans celui du 19 déc. 2008

[21]         “la controverse Marion Zimmer Bradley

[22]         Warner Bros Entertainement, Inc. And J.K Rowling v RDR Books, jugement accessible

[23]         LPA 24 nov. 2015, n° PA201523404, p. 4

[24]         Voir en ce sens Cass. Civ. 1ère, 25 mai 1992, n°90-19.460.

[25]         Voir en ce sens « Into The Omegaverse: How a Fanfic Trope Landed in Federal Court« 

[26]         Sorte de ”décharge légale”.

[27]         Voir en ce sens Amazon’s « Kindle Worlds » lets fan fiction writers sell their stories, Julianne Pepitone

[28]         Voir en ce sens Amazon to Shut Down Kindle Worlds

[29]         Consacré par le juge européen (à comprendre ici le juge de Cour Européenne des droits de l’Homme) : voir en ce sens CEDH 10 Janvier 2013, Légipresse 2013, n°304, p.221



3 commentaires

  • Pruls

    Eh bien ! Je découvre tout un pan du droit interne et des droits européens. Que cette lecture était instructive ! C’est un article très intéressant, visiblement bien documenté, et qui nous questionne aussi sur nos propres pratiques. Bravo ! On se fait même quelques frayeurs au passage.

    A plus tard derrière les barreaux ! (ou pas)

  • Alixe

    Merci pour cette passionnante analyse.

    Si on légiférait sur la fanfiction, je pense qu’il serait bien d’ajouter que toutes les idées originales qui y sont développées (par exemple, Harry Potter, cousin germain de Poutine), ne peuvent pas faire l’objet d’un copyright. Ainsi, aucun auteur d’origine (voir l’affaire M. Zimmer Bradley) ou autre auteur de fanfiction ne serait empêché ou poursuivi s’il réutilisait l’idée. Par contre, on garde la contrefaçon : recopier un texte mot à mot et se l’attribuer pourrait donner lieu à des dommages et intérêts (pas forcément importants, mais il faut limiter ces pratiques).

    Alixe
    (dsl, je suis sur téléphone, j’ai pas vu comment me connecter)

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.